Le samedi 21 mai 2005, exceptionnellement, le metteur en scène avignonnais Jean-François Matignon faisait une lecture de textes de David Peace. Jai voulu en savoir plus. Nous avons donc pris rendez-vous pour une interview.
Précisons dabord quil sagit de Red Riding Quartet, une tétralogie, composée par David Peace, de quatre romans : 1974, 1977, 1980 et 1983. Cette uvre « noire », publiée chez Rivages, est consacrée à la ville de Leeds et à son histoire criminelle, politique et sociale dans les années soixante-dix - quatre-vingt.
Plus précisément, David Peace est marqué, à lâge de dix ans, par les crimes commis par Peter Sutcliffe, « lÉventreur du Yorshire », qui a assassiné treize femmes dans les années 1970. Pendant longtemps, lécrivain croit que le tueur est son père. Directeur décole, celui-ci sabsente souvent tard le soir. Il pense même que sa mère sera sa prochaine victime. Enfance aux cauchemars noirs comme de lencre, donc.
Jean-François Matignon découvre le premier tome de la tétralogie grâce à une critique du livre 1974 dans Libération. Tout de suite, il admire lauteur, David Peace, et pour le fond et pour la forme. Il aime le style efficace et la description politique, sociale, économique de cette partie du Royaume-Uni. Mais il apprécie peut-être encore plus, chez ce romancier, la montée de la terreur au fil des pages. À cet égard, il cite cette phrase éclatante de Rainer Werner Fassbinder : « La peur dévore lâme. »
Le Mal à luvre
« 1974 est le portrait très précis dune Angleterre socialement dégradée [nous sommes sous le règne de Margaret Thatcher, N.D.L.R.], où les nantis sont incroyablement corrompus, au détriment des pauvres, bien sûr. Il y a même un meurtre denfant, très bien raconté. Peace crée des lieux qui deviennent inoubliables, métaphoriques dune quantité de choses. Cest un peu comme si la tête de lauteur ressemblait à la caverne de Platon, avec ses ombres qui sagitent. En fait, à travers les personnages des journalistes et des flics qui enquêtent, cest le Mal à luvre dans le monde. Évidemment, ça dérange, ça révèle des fractures intimes, quon na pas envie de regarder en face, cest totalement tabou. Mais cette révélation indique une transcendance, qui indique une morale, qui renvoie donc à Dostoïevski. »
« En même temps, qui sintéresse au Mal sintéresse aux victimes, et les victimes sont légion, y compris les victimes économiques. »
M. Matignon me raconte que son intérêt pour Peace a été croissant au fil des volumes. Et, dès la lecture du troisième tome, il sy est intéressé en tant que matériau dune future création théâtrale.
Logre
« Un chant doit naître de tout ça cest une histoire dogre. Cest la figure mythique et universelle de logre » ajoute-t-il. Cest, dun certain point de vue, lhistoire des puissants qui mangent les faibles, en dautres termes : linjustice fondamentale du monde.
Mais ça évoque également, pour le metteur en scène, « ce mystère énorme quexercent les enfants sur les adultes. Mon spectacle précédent, La Tentation de logre, est né du poème de Goethe Le Roi des Aulnes. Cest la question taboue du Mal infligé aux enfants, la question de la tentation et du fantasme ». Qui peut se rattacher à la solitude de lhomme. « La solitude est le pire des maux. Ça amène inexorablement vers des endroits où on na pas envie daller. Jai veillé à ce quil ny ait aucune complaisance dans La Tentation de logre et quil y ait une énorme rigueur. »
Ce spectacle devait être joué au Festival dAvignon en 2003 [lannée de la grève des intermittents, N.D.L.R.], dans une ancienne fabrique de robinets, avenue Saint-Jean à Avignon. Pendant deux mois, la compagnie Fraction a aménagé le lieu. Finalement, la décision, déchirante, de faire grève a été prise à lunanimité, « car cette grève avait un sens ». Parce que « jouer malgré tout était impossible. À la violence du geste du Medef, il fallait opposer une posture radicale. Cest avec une infinie tristesse, un vrai malaise du corps et de lâme que je me suis résolu, que nous nous sommes décidés à ne pas jouer. Comment dire cela autrement : il le fallait. Cest fait ».
Le travail théâtral sur Peace commencera à devenir public à lautomne 2006 (« ce seront les prémices de cette virée au pays de David Peace ») et va occuper Fraction jusquà lété 2007. « Ce sera un spectacle en plusieurs parties, comme des blocs de thèmes. »
Je serai au rendez-vous.
Lecture dun extrait de la tétralogie de David Peace (1974, 1977, 1980 et 1983)
Par Jean-François Matignon
Compagnie Fraction 23, place des Carmes Avignon
Tél./Télécopie : 04 32 74 06 77
Courriel : fraction@wanadoo.fr
1974, 1977, 1980 et 1983 ont paru en France chez Rivages, coll. « Thriller »
Théâtre Golovine, 1 bis rue Sainte-Catherine Avignon
Tél. : 04 90 86 01 27 Télécopie : 04 90 14 09 80
Courriel : theatre_golovine@yahoo.fr
Samedi 21 mai 2005 à 20 h 30
Par ailleurs, la compagnie Fraction va jouer La Peau dure, de Raymond Guérin, pendant le Festival dAvignon, du 19 au 30 juillet 2005, à 18 h 20, tous les jours au Théâtre Golovine.
Parcours de la compagnie Fraction :
Le Bouc, Rainer Werner Fassbinder, 1987 ;
La Peau dure, Raymond Guérin, 1988 ;
Parle-moi comme la pluie, Tennessee Williams, 1990 ;
Les Bonnes, Jean Genet, 1992 ;
Quartett, Heiner Müller, 1993 ;
Christos et les Chiens, Vidosav Stévanovic, 1994 ;
Les Âmes en peine, Tennessee Williams, 1995 ;
La Joie du cur, Raymond Guérin, 1997 ;
Lalla (ou la Terreur), Didier-Georges Gabily, 1998 ;
La Tête vide, Raymond Guérin, 2000 ;
Hôtel Europa, Goran Stéfanovski, 2000 ;
Woyzeck, Georg Büchner, 2001 ;
La Répétition permanente, Vidosav Stévanovic, 2002 ;
La Tentation de logre, Goethe, Enzo Cormann, Georges Bataille, Charles Péguy, Leonard Cohen, Bertold Brecht, Stig Dagerman, Edmond Jabès, 2002 ;
La Peau dure (nouvelle création), Raymond Guérin, 2004 ;
Macbeth, Shakespeare, 2005.