À ROME COMME SI VOUS Y ÉTIEZ
Les Tragédies romaines mises en scène par Ivo Von Hove regroupent trois pièces de Shakespeare, « Coriolan », « Jules César » et « Antoine et Cléopâtre ». Des œuvres majeures, données en hollandais, qui traitent de la lutte pour le pouvoir et revisitent une histoire faite de bruit et de fureur.
On hésite, en pénétrant dans le gymnase Gérard Philipe, à caractériser la scène que l’on découvre. S’agit-il d’un centre commercial, des bureaux d’une grande entreprise, d’un studio de télévision… Des banquettes sont là, disposées en labyrinthe, partout des écrans d’ordinateurs, de vidéo, des panneaux lumineux, des enseignes de divers commerces. En passant, on nous apprend que les spectateurs peuvent pénétrer dans l’aire de jeu, se mêler aux acteurs et, lors de pauses imposées par les changements de décor, se restaurer. C’est que le spectacle est comme diffracté sur tous les écrans où l’on peut en découvrir de multiples fragments filmés en direct. Toutes les nouvelles technologies sont ainsi convoquées, condensées dans le temps et l’espace de cette prolifération de l’image et du commentaire qui sont notre lot quotidien. Les héros shakespeariens s’affrontent dans débats dignes des plus âpres confrontations de nos campagnes électorales. Ils sont encore interviewés par des journalistes à peine impressionnés par leurs invités légendaires. Quelques flashes d’information nous renseignent sur les épisodes de conflits qui opposèrent les Volsques aux Romains, César à Pompée, Octave à Antoine. Sans oublier, obstacle linguistique oblige, les sous-titres en français. Ici et là, on peut encore découvrir des reportages sur la guerre d’Irak, sur le Président Kennedy ou sur les exploits de Laure Manaudou : métaphores d’une éternelle soif de conquête, aiguisée par les séductions trompeuses de la compétition, de la guerre. Tous ces moyens déployés pour nous captiver, j’allais dire nous capturer, déroutent d’abord, et le regard s’y égare. Progressivement, pourtant, l’œil choisit sa focale, l’esprit sa quête préférée : pour les acteurs qui s’activent sur le plateau ou pour l’un des divers miroirs de ce kaléidoscope scénique.
Des temps déraisonnables
Lorsqu’on lui demande pourquoi il a choisi de monter ces trois tragédies dans la continuité, Ivo Van Hove répond : « Parce qu’il était nécessaire pour moi de faire un grand spectacle sur la politique et plus particulièrement sur des mécanismes qui produisent du politique. » On est en effet frappé par la similitude des enjeux qui traversent ces trois pièces. Une même volonté de puissance, une semblable libido jungienne, anime les principaux protagonistes des drames présentés. Elle justifie aussi des violences dont les traces sont comme les stigmates d’un insigne mérite. « Il aura de belles cicatrices à montrer au Sénat quand il briguera le Consulat » déclare, naïvement, la mère de Coriolan. Le spectacle nous entraîne ainsi dans la confusion et les convulsions d’une histoire romaine, contée ici comme une sorte d’immense saga qui court au long des siècles. Étrangement chacun des dénouements tragiques de ces crises qui secouent le pays, est comme la prémonition de ceux qui sont à venir et les héros semblent, en accomplissant leur destin, se baigner chaque fois dans le même sang. De son côté, l’utilisation des nouvelles technologies nous constitue en contemporains essentiels de ces récits, vivant dans un temps arasé qui inscrit l’épopée dans une troublante actualité.
Reste le verbe shakespearien. Il s’impose, en dépit de cette sollicitation constante de nos sens. Il triomphe même dans le fameux discours de Marc Antoine, lors des funérailles de César. Un texte, proféré, il est vrai, par un remarquable comédien, et spontanément applaudi par le public. Il faut également rendre hommage à tous les autres acteurs qui déambulent naturellement dans les divers lieux d’une scène vouée à une sorte d’ubiquité. Miracle du théâtre, ces personnages habillés en austères P.D.G. ou en secrétaires de direction restent terriblement romains… Et ces tragédies romaines toujours aussi universelles.
Yoland SIMON
Tragédies romaines.
Mise en scène Ivo van Hove
avec Barry Atsma, Jacob Derwig, Renée Fokker, Fred Goessens, Janni Goslinga, Mariek Heebink, Fedja van Huêt, hans Kesting, Hugo Koolschijn, Hadewych Minis, Chis Nietvelt, Frieda Pittoors, Alwin Pullinckx, Eelco Smits, Karina Smulders
Musiciens Ward Deketelaere, Yves Goemaere, Hannes Nieuwlaet, Christiaan Saris, Mattijs Vanderleen
Traduction Tom Kleijn
Dramaturgie Bart Van den Eynde, Jan Peter Gerrits, Alexander Schreuder
Musique Eric Sleichim
Costumes Lies Van Assche
Scénographie et lumières Jan Wersweyveld
Vidéos Tal Yarden
Assistant à la mise en scène Matthias Mooij
Assistant scénographie Ramon Huijbrechts
Assistant à la musique Ief Spincemaille
Directeur technique Götz Scwörer
Après le festival d’Avignon les Tragédies romaines seront données, les 23 et 24 août, au theaterfestival Vlaaderen d’Anvers, les 5 et 6 septembre au theaterfestival Nederland d’Amsterdam.
Photo © christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon