
Très sollicité, il est au texte et à la scène comme d’autres sont au four et au moulin, « ubiquiste ». Ses saynètes retracent de manière anachronique les tournages, les répétitions, les premières mais aussi les dernières, les représentations dites en alternance, les souvenirs et les rêves de l’acteur. « J’ai toujours écrit ces textes dans le désir, non d’affirmer quoi que ce soit, mais de décrire, dépeindre, raconter une vie ordinaire de comédien ordinaire. Je ne donne aucune connotation péjorative à ce mot, que je ne prends pas dans le sens de terne, moyen, médiocre, mais dans celui de coutumier, régulier, normal. »
Savoir son texte "par le coeur"
Et il n’est pas avare d’explications et de descriptions sur les façons de vivre sa vie d’acteur. Il n’omet ni les difficultés du travail ni la satisfaction d’être possesseur à vie de la scène du Français « toile de fond de ces Scènes ». Et bien que le fonctionnement de cette institution « académique » souffre de son style compassé, que les couloirs fleurent bon la naphtaline, il en parle avec une certaine tendresse et conserve pour les anciens acteurs formés par et pour le lieu, une indulgence bienveillante car un jour lui aussi aura trente ans d’ancienneté. Il y a le cinéma aussi, les rencontres avec les « énormes » stars, les conditions exécrables de travail (la scène dans la piscine vaguement chauffée et de nuit est très drôle) où l’on sent l’acteur moins à l’aise et surtout moins enthousiaste que sur scène. Entre deux prises, il fait une italienne (exercice de mémoire consistant à se dire en vitesse le texte sans le jouer), surligne son prochain monologue et attend, car c’est aussi cela la vie d’acteur, patienter en attendant son tour d’être sur scène ou face à la caméra, rester patient devant les candidates au premier tour du conservatoire dont l’auteur, légèrement résigné, est membre du jury. Quand il n’attend pas, il travaille ses rôles, répète, recommence, apprend, se concentre, mais aussi bute sur le texte, « peine à retenir des vers ». « Il faut encore rabâcher. Ressasser. J’écris ces lignes pour sortir du ressassement où je dois, séance tenante, retourner. Je me suis fixé ce terme : ce soir, je saurai, à la perfection, la totalité de cette réplique. Par le cœur. »
Pudeur
Et puis il y a le trou de mémoire, l’absence du vers, la déconvenue, le retour à la réalité ce qu’il appelle « le noir de l’enfer du trou ». « La machinerie mentale de la représentation, qui turbinait impeccablement dans les têtes des quelques trois cents spectateurs, des six acteurs et des douze techniciens, toute l’organisation coûteuse d’une tournée de la Comédie-Française, s’arrête là, pesamment, indéfiniment. » Le trou de mémoire compris comme tel par les spectateurs, ne seraient-ils pas le parfait élément de « distanciation » auquel Brecht accorde autant d’importance ? Tout au long du livre et comme un leitmotiv, il évoque la mort et l’art, le suicide de son frère, dévoilé avec pudeur, et la tauromachie. Il se prête volontairement au jeu du toréador faisant virevolter sa canne comme la muleta et rêve d’une rencontre avec la bête sur son propre terrain. Considère-t-il que l’acteur entre sur scène comme le toréador entre dans l’arène ? Peut-être… Mais existe-il seulement des toreros ordinaires ?